Irina Papancheva

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Roman: Intimement? Presque, dit-elle

Maison d’édition Kronos

Intimement? Presque, dit-elle

2007

Version française: Viviane Defosset

Roman

à Yveta

PREMIERE  PARTIE

DAVID

-1-

«…Il y a des choses inévitables dans la vie ou du moins les considérons-nous comme inévitables ce qui, en fait, revient au même…»

Christian Bobin, «La Folle Allure»

 Dans ce vaste loft poussiéreux, les mots se mêlent et bourdonnent. Les mots affluent et débordent de tous les côtés ; ils emplissent l’espace, ils dansent ensemble, les mots bulgares et anglais font des pirouettes. Ils s’élèvent et retombent, ils s’évanouissent pour réapparaître à nouveau, avec encore plus d’ardeur. Elle en attrape quelques uns, pendant qu’elle évolue d’un petit groupe à l’autre, elle garde le mot en tête une seconde et le laisse filer. L’éditeur en chef du premier journal anglais de Sofia fête son trentième anniversaire. Sa présence  là est fortuite. Elle avait écrit plusieurs articles pour le journal, et l’éditeur l’avait invitée. Et maintenant,  elle se faufile parmi les journalistes bavards, elle  traverse la marge de leur attention, elle sort sur le balcon.

 Le bourdonnement est présent ici aussi, il flotte dans la nuit. Elle s’appuie sur le balcon, ses yeux se perdent au-dessus des toits des maisons, accoudée, séparée des autres par l’écran invisible de son silence. Deux grands palmiers lui bouchent l’horizon, juste en face de ses yeux, mais ne la touchent pas. Elle se retourne lentement et elle le voit. Elle ne l’avait pas remarqué, il vient sûrement d’arriver, sans quoi, elle l’aurait certainement distingué. L’homme arbore un vague sourire, ses yeux pourtant sourient davantage, espiègles, enfantins.
– Belle mais seule? il entame la conversation en anglais.
– Pardon?
– Pourquoi une aussi jolie fille est-elle seule  – pas très futé comme prise de contact.
– Je ne connais pas grand monde.
– Ainsi, nous serons deux. Je ne connais personne. Je suis arrivé à Sofia il ya deux jours.
– En voyage?
– Non, je vais travailler ici.
– Journaliste?
– Chercheur d’or!
– Vous me faites marcher! – un sourire se dessina brièvement, avant de disparaître, ne laissant qu’un pâle éclair.
– Non, pas du tout. Et vous, vous êtes journaliste?
– Débutante. Je suis étudiante.
Ils se turent. Son regard retourne aux sombres faîtes des toits alors que, le sien, la dévisage.
– Jusqu’ici, j’aime la Bulgarie.
– La Bulgarie est une prison, d’où je veux m’échapper.
Ses paroles retentissent, cruelles; en fait, elles sont prononcées avec une sincérité et une naïveté fascinantes ; ses yeux verts plantés droit dans les siens. Un léger vent ébouriffe ses boucles rousses.
– Vous êtes un ange.
– Non, je ne le suis pas. Grâce à Dieu, puisque personne n’aime les anges.
– David, permettez-moi de vous présenter à notre hôte et à son épouse – une jeune femme s’approche d’eux.
– Je vous en prie, excusez-moi , dit David et il s’en va , alors qu’elle reste à nouveau seule, les coudes appuyés au balcon, comme si l’instant d’avant n’avait jamais existé.

Elle écoute la conversation de deux jeunes hommes anglophones. Ils parlent de Prague. Ceci titille sa curiosité,  elle est presque licenciée en philologie tchèque, et elle se joint à eux. C’est ainsi qu’elle découvre que l’un d’eux, un Américain, vient de Prague où il avait vécu et travaillé avant de venir rejoindre l’équipe du journal. L’autre, un Anglais, y travaille déjà. Elle entame la conversation avec le premier. A propos de Prague. Les Tchèques, d’après lui, sont des gens à l’esprit étroit et Prague n’était certes pas le meilleur endroit où vivre. La bureaucratie,  des  vendeuses et des serveuses boudeuses, et des choses comme ça. Elle se rappelle Prague, comment elle avait vu la ville au cours de ses trois visites, vingt heures en tout. Une fois en hiver, par un froid engourdissant et deux fois en été, chaque fois romantique, artistique, bondée de touristes. David interrompt ses pensées pour la deuxième fois ce soir. Il se joint à eux et ses yeux poursuivent l’examen de son visage.
– Je dois y aller, dit-elle.
– Je vais vous accompagner, propose David.

En silence, ils font le trajet jusqu’à la cité universitaire dans sa jeep. Elle vit là comme la plupart des étudiants du pays. Arrivés à son bloc, il lui demande son numéro de téléphone. Ayant déjà dépassé la banalité d’une rencontre, elle n’a rien d’autre à faire que de le lui donner.

Un corps bouge dans l’obscurité de sa chambre.
– Quelle heure est-il? lui demande une voix mâle endormie.
– Onze heures et demie.
– Comment es-tu rentrée?
– En taxi.
Elle enlève sa robe longue rouge et se blottit dans le lit chaud.

 

-2-

«La femme parfaite s’apparente à la littérature comme si c’était un péché véniel- timidement, opportunément, regardant autour d’elle pour voir si quelqu’un l’a remarquée et que quelqu’un l’a remarquée…»

Friedrich Nietzche «Le Crépuscule des Dieux»

Enfant déjà, je pensais a moi à la troisième personne du singulier. J’ai continué à le faire. Une partie de moi participe à l’action, une autre- vérifie, enregistre, analyse, embellit… Je suis objet et sujet, celle qui vit et celle qui la côtoie. Le personnage principal de ma vie et mon éternel spectateur toujours présent. Ce n’est pas moi mais elle qui marche dans les rues, qui touche, peint, danse, embrasse. Moi, modestement, j’ajoute des adjectifs, des verbes, des adverbes… Elle peut faire tout ce que je ne peux pas. Ou elle ne peut pas. Et arrive le moment où je dois prendre une décision, continuer à laisser couler l’histoire, la décrire elle ou m’exprimer moi-même. Poursuivre la narration dans une « pâle imitation de Marguerite Duras » ou commencer à analyser et à représenter les images des personnages, imitant Kundera , ou simplement me mettre à flirter avec le lecteur (ce que je fais déjà), influencée par Michel Viewegh dont j’ai lu récemment « Elever les filles en Bohême ». Ou alors retourner à ma vieille ambition de devenir l’Erica Yong bulgare- féministe, impudente, exhibitionniste? Ce serait mieux évidemment (est-ce évident) d’être moi-même; construisant mon propre style, inimitable et unique, mais comment pourrais-je savoir si « mon propre style inimitable et unique » n’est pas un mélange des auteurs mentionnés ci-dessus plus d’autres, puisque la littérature contemporaine n’est plus qu’un échange puissant et monumental dans lequel les sujets, les styles, les images et les citations se fondent absolument naturellement…

Si je parle d’  «elle», sera-t-«elle» moins que «moi» ? Et si je passe au «je», ce «je» équivaudra-t-il à «moi» ou à une compilation de « je » et de beaucoup d’autres «elle»?

Survient ainsi l’instant presque impossible où – d’un bond gracieux (comme on l’a vu dans diverses comédies romantiques évoquant la séparation de l’âme et du corps et de son glissement temporaire en un autre corps) – je me trouve moi-même en elle, mon personnage principal, de telle sorte que nous ne sommes plus qu’une et je lui prête mes pensées, mes  sentiments, mes mots et mes gestes.

-3-

«Et c’était silencieux!

Silencieux!

Silencieux c’était!»

Hristo Photev,  «Ballade pour Roméo et Juliette»

Je n’ai pas bien dormi cette nuit. Je me tournais et retournais et l’homme de haute taille de la fête traversait mes rêves comme allant d’une pièce à l’autre. David. Le matin, quand j’ai péniblement ouvert les yeux, j’ai vu à côté de moi le visage endormi et si douloureusement connu de Vintchentso. Vintchentso, mon Roumain, qui partage avec moi ses jours, ses nuits, son lit et, la plupart du temps, sa chambre depuis deux ans déjà. Comme s’il avait senti mon regard étonné, Vintchentso a ouvert les yeux aussi et les a plongés dans les miens- froidement, comme un étranger.
– Comment était la fête?
– Très officielle.
– Est-ce que les hommes t’ont approchée? – un grain de jalousie dans sa voix montre qu’il ne plaisante pas.
– Pas plus que d’habitude.
Ceci met fin à notre conversation. Dernièrement, notre communication verbale a été laconique et sans contenu. La communication verbale. La non-verbale, on l’a perdue depuis longtemps, Dieu sait où, elle s’est cachée dans quelque coin poussiéreux de la résidence, peut-être. On ne se touche pas, on ne fait pas l’amour, nos baisers sont un contact labial court et sec. Quand je suis seule, je pleure.

Aujourd’hui pourtant je ne pleurerais pas. J’irais dans ma chambre et je penserais à Dave (comme je le nomme déjà dans mon esprit), et l’alarme qui sonne, un signe que quelqu’un m’appelle au poste téléphonique de la résidence, ne me décevrait pas.
– Salut, où étais-tu ? – sa voix tintait avec fraîcheur.
– Quatre étages plus haut. – je ris.
– Aimerais-tu qu’on se voie là-haut?
Oui, j’aimerais bien. Mais à 15 heures. Vintchentso a un sang balkanique bouillant et je me sens trop hésitante et lourde d’une du fardeau d’une faute préalable pour m’opposer à lui. Restons en paix!

-4-

«Je ne peux me satisfaire d’être la petite poupée de luxe d’un homme , ni de n’être que de la chair à plaisir. Je voudrais une intimité totale mais je ne l’ai pas trouvée».

D.H. Lawrence, «L’amant de Lady Chatterley»

A trois heures de l’après-midi, (une après-midi chaude mais  venteuse et poussiéreuse) j’attends David. Il est un peu en retard, il quitte son bureau pour me voir ! Oui, je suis cette jeune femme intéressante et enchanteresse à cause de qui des hommes attirants et plus âgés  se fichent de leurs obligations! Des lunettes noires couvrent mystérieusement mes yeux, le vent ébouriffe sans y prendre garde  mes cheveux roux comme dans un script hollywoodien et Dave et moi nous nous rendons dans un restaurant chic. Là, il commande du  jus, moi- de la bière. Je me sens très sûre de moi et avertie. Du moins, c’est ce que je pense.
– Tu es belle, dit-il. Je n’ai jamais vu de femme à qui les cheveux roux aillent si bien.

Je ne l’avais pas cru mais c’est la vérité- c’est un chercheur d’or! Il avait mené une vie futile des années durant- alcool, héroïne et sexe avec des partenaires d’un jour (plus exactement d’une nuit) jusqu’à ce que, doué d’une volonté surhumaine, il quitte le cercle vicieux; il avait étudié l’archéologie en Angleterre, d’où il était issu, et après avoir obtenu son diplôme et ne pas avoir trouvé de job dans son domaine ; un matin, il avait quitté Londres et l’Angleterre sans dire au revoir à personne et il s’était envolé pour le Chili. Il y avait passé les huit dernières années avant de se retrouver à Sofia avec la mission de chercher l’or bulgare. Voilà ce que j’ai appris à son sujet lors de notre première rencontre d’une heure. Et là, à la fin de la rencontre, il m’invite à une fête dans la maison qu’il loue, propriété d’un célèbre sculpteur de Sofia.

C’est une situation délicate typique: une femme engagée dans une « relation sérieuse », invitée à sortir le soir par un homme qui l’aime bien et qui a clairement une idée en tête, bien plus qu’une simple invitation à une soirée, et qui ne la laisse, pas du tout, indifférente…

Ah! Que faire? Que font les vraies femmes fatales- celles qui habitent les rêves, les fantasmes et les pensées des hommes? Je lui jetterais un regard appuyé et humide, rejetant de mon visage une mèche perdue et d’une voix lascive je dirais:
– Ok, baby. On se revoit là-bas!
Et quoi avec Vitchentso? Que lui dirais-je? Est-ce normal de  déclarer à son partenaire: «Je vais à une soirée et tu n’es pas invité». Que signifie «normal»? La règle immuable et obligatoire ne dicte-t-elle pas de répondre à l’appel de nos désirs? L’appel de…hum, notre cœur? A 22 ans, je ne suis pas aussi émancipée. Dans ma conscience, les dogmes moraux de mes parents pèsent encore et changent toute occasion d’évasion en séduisante chimère. Mentir? Non, je ne peux pas m’y résoudre. Pas encore…
– Puis-je amener mon petit-ami? ai-je demandé.

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